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EXCURSION AU POINT ARMSTRONG

Madame Dumelle, qui avait déjà revêtu son scaphandre, les accueillit casque en main. « Bonjour, chers compagnons d’armes, en lutte contre l’ennemi éternel ! »

L’ennemi éternel des serres martiennes était évidemment la poussière. Les tentes pressurisées, aux formes rebondies, étaient confectionnées dans un matériau qui paraissait exercer une attraction quasi magnétique sur les particules minérales rougeâtres soufflées par les vents. Leur nettoyage, au moyen de larges balais de dix mètres de long, était une corvée sans cesse à renouveler. Pour fastidieuse qu’elle fût, cette tâche restait nécessaire, la lumière solaire étant sur Mars un bien plus que précieux. Même par beau temps, son rayonnement équivalait au mieux à celui enregistré sur Terre lors des froides journées hivernales.

Comble de malheur cette année, la saison venteuse refusait de prendre fin. Lorsque Mars touchait à son périhélie, c’est-à-dire au point de son orbite le plus proche du Soleil, des rafales de poussière déferlaient sur l’hémisphère sud, avec des pointes à cinq cents kilomètre-heure. Elles obscurcissaient le ciel et mollissaient en franchissant l’équateur. Vouloir maintenir les serres propres durant cette période était illusoire. Bien que construits à couvert derrière la station supérieure et protégés par un croissant montagneux peu élevé, les îlots pressurisés se transformaient bientôt en demi-cylindres d’un brun roux où pendant des mois ne filtrait plus qu’une clarté diffuse.

À en croire le calendrier, la phase tumultueuse était théoriquement passée depuis deux mois. La semaine précédente, un groupe avait rallié le Point Armstrong pour dresser le chapiteau destiné aux festivités de la Saint-Sylvestre. Peu après, un épais nuage jaune poudreux avait balayé la plaine. Suivi d’un autre, la veille au soir.

Les attaches des combinaisons claquèrent, les valves sifflèrent, les voyants virèrent au vert. Gestes précis, mille fois répétés et pourtant toujours aussi lents. Après un dernier contrôle mutuel, ils coiffèrent leurs casques qui s’enclenchèrent en produisant un son mat et apaisant.

L’un d’eux pressa un gros commutateur mural et la porte du sas coulissa. Ils pénétrèrent dans l’antichambre et activèrent un second bouton. Le volet se referma. L’air fut pompé hors de la cabine avec un chuintement strident qui s’affaiblit progressivement jusqu’à s’estomper entièrement. Aussitôt, le lourd battant de fer qui les séparait encore de l’extérieur s’écarta et Mars leur apparut.

Des centaines de bottes avaient piétiné le terrain juste devant le sas, de larges traces de pneus sillonnaient le sable rougeoyant. Des caisses en bois s’entassaient près de l’ouverture ; au sol gisaient des perches métalliques, une bâche synthétique pliée et assujettie par une pierre, ainsi qu’un anémomètre à coupoles dont l’axe était faussé. Une fine couche sablonneuse voilait déjà l’ensemble.

Un patrouilleur stationnait à une trentaine de mètres. Les Terriens fraîchement débarqués étaient toujours effarés par le côté monstrueux de ces engins. La cabine de pilotage consistait en une sphère vitrifiée de trois mètres de diamètre, à laquelle on accédait par une trappe étroite située en dessous. On guidait depuis l’intérieur un bras articulé scindé en quatre parties et pourvu d’une griffe à trois doigts suffisamment résistante pour ployer l’acier. En incluant la volumineuse unité motorisée qui y était accouplée et dont l’élément supérieur servait également de plateau-benne, le véhicule mesurait au total douze mètres de long. Il se déplaçait sur six roues motrices à garniture métallique d’un mètre cinquante de haut sur deux mètres cinquante de large. Initialement, ses flancs étaient frappés du sceau éclatant des colons de Mars, mais, immédiatement après l’éviction du président Sanchez, ordre avait été donné par le nouveau gouvernement de badigeonner de blanc tous ces symboles, sur les patrouilleurs, les aéronefs, les parois extérieures de la cité, partout.

Les Terriens tombaient souvent des nues en découvrant à quel point les adolescents étaient rompus au maniement de ces mastodontes. Habitués à les conduire depuis leur plus tendre enfance, ils avaient fait les quatre cents coups avec la pince articulée. Bravant l’interdit, il leur arrivait même de se dissimuler derrière le rempart montagneux pour organiser des courses de vitesse sauvages. Que madame Dumelle refuse obstinément d’apprendre à piloter était incompréhensible à leurs yeux.

« Bon, déclara celle-ci, nous allons avoir besoin de balais ainsi que d’un lot de matelas isolants. Allez les chercher, ils sont devant le sas numéro 1.

— Autant les charger avec le bras mécanique », fit remarquer Cari.

Les balais, eux aussi gainés de poussière, reposaient sur des tréteaux à l’entrée d’un des tunnels qui assuraient la liaison entre les différents secteurs de la station. Les longues gaffes étant dévissables, ils purent aisément les caler sur le plateau.

Sitôt l’opération terminée, ils grimpèrent dans l’habitacle, fermèrent les écoutilles et ouvrirent les vannes d’alimentation en air afin de pouvoir retirer casques et gants. Ronny, qui s’était d’office installé au volant, alluma la turbine à méthane. Son ronflement clair et mélodieux résonna dans la cabine, et les voyants lumineux du tableau de bord s’éveillèrent à la vie. Le patrouilleur se mit en branle, négocia un virage serré en ballottant doucement et se dirigea vers le sas numéro 1.

Elinn écarta son frère du poste de guidage du bras articulé. « Laisse-moi faire.

— D’accord, d’accord, grogna Cari. Place aux jeunes ! »

La tige métallique se déploya, pivota avec élégance et son grappin s’empara du paquet de matelas en mousse vert foncé, ficelé devant la porte. Il ne pesait presque rien. D’une main experte, Elinn le déposa sur le plateau, le poussa dans un coin et manœuvra le bras en position de repos.

« Ah, les enfants ! s’extasia madame Dumelle en secouant la tête. Votre habileté me surprendra toujours.

— Nous ne sommes plus des enfants », maugréa Elinn sans lever les yeux, tout à son affaire.

Madame Dumelle eut un sourire indulgent. « D’une certaine façon, vous le resterez toute votre vie. Les enfants de vos parents. Et les enfants de Mars. »

Ronny fit hurler la turbine. « En route ! »

r

Quittant la petite esplanade partiellement enclavée dans la roche, ils franchirent le portail naturel que formaient à leurs extrémités deux massifs vallonnés : s’offrait alors au regard un paysage désertique d’une infinitude que les colons avaient tendance à oublier après quelque temps passé dans leur cité souterraine. Drapée d’un voile de poussière orangée, la plaine s’ouvrait devant eux, fière, austère et silencieuse. Le spectacle était à couper le souffle.

Au fil des ans, les véhicules avaient imprimé de profonds sillons qui partaient dans toutes les directions. Le sol était jonché de rocaille écarlate, de fragments disséminés avec une singulière régularité jusqu’à l’horizon, camaïeu insolite de rouge, de jaune et même de noir.

Ils n’eurent qu’à suivre la piste menant au Point Armstrong. Une bonne heure de trajet tout au plus. Avant de devenir le cadre des réjouissances de la Saint-Sylvestre, ce site n’était fréquenté que par les aréologues, séduits par le point de vue qui se prêtait idéalement à la prise de relevés topographiques.

Ils roulèrent sur un terrain racorni, desséché, légèrement descendant, longèrent des falaises déchiquetées au fond de ce qui avait dû être jadis un canyon et entamèrent ensuite l’ascension d’un gouffre latéral parsemé d’éclats semblables à des rubis. Contournant nombre d’amas rocheux, ils débouchèrent enfin sur une vaste étendue en pente douce, couverte d’éboulis, telle une mer houleuse figée dans la pierre. À chaque seconde le panorama s’élargissait davantage d’un côté comme de l’autre.

Le Point Armstrong était le sommet le plus élevé accessible en patrouilleur. À l’arrière-plan se dressaient les ravins et les versants cuivrés du Morts Ascraeus.

La tente s’apercevait de loin, perle de rosée géante sur ce sable grenat aux accents d’obsidienne.

« D’ici, elle paraît nickel, commenta Ariana.

— C’est trompeur, lui répondit madame Dumelle.

— Elle brille comme un sou neuf. Comment pourrait-elle briller si elle était poussiéreuse ?

— Elle ne brille pas. Ce n’est qu’une impression induite par la lumière solaire. »

L’œil rivé sur le chapiteau, ils tentèrent de déterminer s’il brillait ou non.

« Regardez », fit soudain Elinn.

Le timbre de sa voix les incita à se retourner.

L’adolescente fixait le ciel rosé. Ils levèrent les yeux et virent à leur tour ce qu’elle leur désignait. Planant à la manière d’un gigantesque oiseau, la chose tournoya autour du Mons Ascraeus et fondit sur eux, fondit littéralement sur eux, comme un rapace ayant trouvé sa proie.

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